Mercredi 2 septembre 2015
Pourquoi pratiquer et pratiquer quoi ?
La pratique concerne le rapport à notre environnement et par voie de conséquence à nous-mêmes. La pratique consiste essentiellement à développer et à fonder un lien intime avec notre réalité quotidienne. Pour commencer nous immobilisons notre corps en adoptant une position stable et ferme. A partir de cette position, nous stabilisons notre esprit en portant notre attention vers tous les phénomènes qui entrent dans le champ de nos perceptions, en évitant et cela est le plus important, de développer des fabrications mentales.
Nous pourrions nous en tenir à cet entraînement et découvrir par nous-mêmes la signification profonde de cette pratique. Seule la pratique est capable d’expliquer pleinement de quoi il retourne exactement. Mais au fond, le fait que nous soyons ici rassemblés et engagés dans cette pratique montre qu’en fait nous sommes déjà dans une forme de « savoir ». Probablement se tient-il au cœur de notre désir une forme de désir particulier qui vise l’apaisement, la quiétude, la joie, sans pour autant posséder en contrepartie un objet particulier comme nous le faisons habituellement. Notre entraînement consisterait alors à découvrir de plus en plus totalement cet être en nous, être de plénitude, de complétude, sans manque, et de l’éprouver jusqu’à ce qu’il imprègne jusqu’à nos tissus les plus intimes.
Ce processus est à la fois graduel mais aussi immédiat. Ainsi lorsque nous nous disposons à la rencontre de cet être en nous à chaque pratique, nous pouvons le rencontrer. Nous devons pour cela entrer dans un profond abandon de notre attitude ordinaire et accepter de nous dénuder totalement, cesser de nous accrocher à nos concepts et à nos représentations formelles du monde. Si nous le faisons nous découvrirons que nous ne nous entraînons pas en vue d’un résultat à venir, loin à l’horizon mais à un véritable éveil de notre conscience ici et maintenant. De l’intensité de notre énergie à pratiquer dépend l’apparition de notre être profond. De notre énergie à nous abandonner totalement dans une attention profonde et soutenue dépend le surgissement de ce qui a toujours été là en nous, notre esprit large, ouvert, vaste, complet.
La pratique est là pour nous apprendre au fond ce que nous savons déjà. Il s’agit pour cela d’accepter de découvrir ce qui recouvre l’esprit.
Ce qui recouvre l’esprit, c’est ce qui recouvre la réalité du monde et de nous-mêmes. Ce qui recouvre l’esprit, c’est ce que nous savons du monde, ce que nous nommons, ce que nous désignons comme
objets de savoir. La réalité réelle est au-delà de la connaissance des objets-concepts, au-delà des fabrications humaines, au-delà du langage. S’asseoir, c’est commencer à se tenir hors champ des
concepts et des mots, c’est entrer dans ce silence qui est notre véritable demeure.
Mercredi 9 septembre 2015
Stopper l’élan perpétuel.
Dès que nous apparaissons à notre conscience, au début du jour en général, dès que l’environnement se recrée en nous et autour de nous, se produit une mise en mouvement. Le corps se déplace pour se livrer aux tâches quotidiennes et l’esprit se met en mouvement pour planifier nos actions. Rien là que de très ordinaire. Le cycle des jours nous ouvre la voie vers des projets dans une temporalité qui s’écoule vers un futur toujours nouveau. Nous retrouvons à chaque réveil nos repères internes et externes. Nous retrouvons notre singularité familière en tant que personne, ainsi que nos repères extérieurs, dans un monde palpable, substantiel, réel lui aussi. Nous anticipons, nous élaborons des projets, nous construisons, nous sommes « naturellement » très affairés à gérer notre vie. Nous accordons peu de temps au questionnement, nous sommes intimement liés aux formes et nos centres d’intérêt restent principalement cantonnés dans l’action, dans le « faire ».
Il se peut cependant qu’à un moment opportun, quelque chose comme un doute, une interrogation surgie des profondeurs de notre être nous traverse et vienne se dresser sur cette route toute tracée qui est la nôtre. Même si ce doute ou cette interrogation sont vagues et imprécises, nous sommes troublés et cela suffit parfois pour perturber notre action, pour interrompre ponctuellement l’incessant mouvement dans lequel nous sommes entraînés. Le plus souvent, nous négligeons ce phénomène, comme il se peut que nous lui accordions une certaine importance.
La pratique tient sa raison d’être de ce questionnement qui nous a soudain traversé et déjà un peu immobilisé. L’assurance, la conviction ou encore même une forme de certitude habitent la plupart du temps nos actions et leur donnent ce caractère énergique et nécessaire. Maintenant, notre élan est comme stoppé, nous sommes assaillis par une sorte de malaise et d’inconfort. Faut-il y regarder de plus près ou au contraire balayer cette difficulté en nous remettant en mouvement ?
S’asseoir pour pratiquer revient à faire le choix d’obéir au questionnement qui nous assaille. Nous prenons acte du phénomène qui s’est produit en nous, quel qu’il soit, nous acceptons de regarder la question. Cette question n’est pas celle habituelle formulée par le langage, celle qui attend une réponse pensée, réfléchie, conceptuelle, analytique. Même si le langage ne cesse de la poser depuis toujours. La question monte du tréfonds de l’être et c’est une question silencieuse. Cette question silencieuse est posée depuis la nuit des temps, depuis les origines. Elle appartient à l’espèce humaine comme ce qui se tient derrière son existence, derrière les apparences, derrière les formes innombrables qui composent le monde.
S’asseoir pour pratiquer ne peut donc pas être une activité confortable au sens où nous l’entendons habituellement car c’est mettre en pratique cette question essentielle, la seule qui nous habite. C’est quitter temporairement notre mode d’action habituel pour entrer dans un questionnement silencieux qui concerne notre être. C’est s’éloigner temporairement de tout ce qui tient au relatif, aux apparences, pour tendre vers le fondement, vers les racines, vers ce qui échappe à la saisie. C’est donc également affronter et intégrer deux forces qui semblent au départ antagonistes en nous. Une de ces forces est celle qui nous précipite vers l’action, la vie, la jouissance au sens le plus large. L’autre est celle qui nous fait prendre mieux conscience de l’éphémère, du malheur, de notre finitude, de la mort.
Mercredi 23 septembre 2015
A propos du relatif et du fondamental..
Je voudrais évoquer deux aspects importants qui reviennent souvent dans les écrits ou dans les échanges concernant la pratique. Ces deux aspects sont les deux notions de « relatif » et de « fondamental », qui correspondent aux différents regards que l’on peut porter sur notre existence et sur l’existant en général, le Vivant.
On peut par exemple dire de notre existence qu’elle est relative. Relative fait allusion à la relation, à deux. Relatif signifie en relation avec quelque chose, avec autre chose. Nous existons en relation avec quelque chose tout comme ce quelque chose existe relativement à nous.
Nous coexistons et cohabitons au milieu d’autres êtres qui partagent leur existence avec la nôtre. Nous pourrions étendre la notion d’existence et ne pas la limiter aux autres êtres humains. Nous pourrions inclure dans les êtres avec qui nous partageons notre existence les animaux, les insectes et même les plantes et pourquoi pas les montagnes et les océans. Tous ces éléments, qu’ils soient végétaux, minéraux ou autres, font partie de notre monde.
Tous ces « quelque chose » tous ces éléments constituent ce que nous pourrions appeler le monde relatif, le monde des formes, le monde apparent, qui se révèle à nous grâce à nos perceptions et nos sensations.
Chaque chose n’existe que par rapport à autre chose, c’est vrai pour chaque forme créée par le Vivant. Ce monde des formes est un monde mouvant, en perpétuel mouvement, en perpétuel renouvellement. Si nous y regardons de plus près, aucune chose n’est vraiment la même d’instant en instant. Les êtres humains autour de nous grandissent, vieillissent, comme nous-mêmes. Les animaux qui nous accompagnent disparaissent. Ce n’est jamais le même insecte que nous observons. Les plantes se renouvellent au rythme des saisons, les chaînes de montagnes se déplacent en redécoupant de nouveaux paysages. Les océans transforment leurs contours et dessinent de nouveaux continents. Si nous sommes attentifs à notre souffle, nous observons que chaque respiration est elle-même unique. Si chaque chose n’existe qu’en relation, de façon relative, qu’est-ce qui existe vraiment, c’est-à-dire par soi-même ? Sur quoi nous appuyer ? Qu’en est-il du fondement des choses ? Qu’en est-il du fondamental ?
Nous voyons que nous dépensons beaucoup d’énergie à tenter saisir, de fixer, toutes sortes de choses qui restent par essence relatives, éphémères, instables.
La pratique est le moment où nous laissons toute affaire pour nous arrêter. Nous arrêtons de nous activer, de nous occuper à courir après les formes et cet arrêt est symbolisé par la posture du corps. Nous devenons immobiles ; nous immobilisons notre corps, nous cessons le cours de nos actions. Nous ne devenons pas inactifs pour autant dans le sens où nous mettons toute notre énergie dans l’observation de ce qui continue d’apparaître en nous, de ce qui continue de stimuler notre mise en action.
Cette observation nous rend davantage conscients de ce qui sous-tend notre souffrance, cette quête erronée du fondamental, de l’absolu, au
travers des formes. Cette prise de conscience de l’impuissance des formes à nous satisfaire nous ouvre la voie vers l’expérience d’une réalité qui se situe au-delà de l’apparence, au-delà des
formes et nous permet de renouer avec l’absolu en nous. Relatif et fondamental peuvent alors apparaître comme les deux faces d’une même pièce qui symboliserait l’unité retrouvée en
nous.
Mercredi 30 septembre 2015
La pratique consiste à exister totalement
Shunryu Suzuki dit que la Voie que nous pratiquons ne consiste pas à s’asseoir pour atteindre quelque chose. Notre pratique consiste à exprimer notre Nature, notre véritable nature.
Si nous reprenons les éléments de cette expression, il est d’abord question d’attente, de but, de résultat. Nous menons habituellement des actions en vue d’un résultat. Nous effectuons une tâche dans un but précis et nous sommes satisfaits lorsque nous touchons au but. Cela représente nos actions ordinaires et cela appartient à la satisfaction ordinaire. Il est probable par ailleurs que lorsque nous touchons au but nous exprimons déjà quelque chose de notre nature. Peut-être que la satisfaction ordinaire exprime déjà quelque chose d’une satisfaction plus large, qui serait l’expression d’une Nature plus large, c’est-à-dire une satisfaction au sein de laquelle se réaliserait l’expérience d’une Conscience totale, au-delà du formel, au-delà d’un résultat tangible, anticipé.
C’est bien cette Conscience à laquelle fait allusion Suzuki lorsqu’il parle de Nature, d’expression de notre Nature.
Il est souvent question dans la pratique d’esprit limité ou d’esprit petit. Limité est moins péjoratif. Limité signifie qui ne voit pas au-delà, qui se limite aux formes, qui se cantonne dans une compréhension formelle, qui se satisfait de façon ordinaire sans entrevoir la source, la Nature vaste derrière la nature limitée. C’est comme se faire une idée de l’arbre en regardant seulement le tronc et les feuilles, chercher dans la forme la nature du Vivant, comme le font les Sciences Naturelles.
La pratique ne consiste pas à s’asseoir pour atteindre quelque chose, comme nous le faisons dans notre vie ordinaire, notre vie quotidienne,
notre vie égocentrée, notre vie limitée. Pendant la pratique, nous devons faire l’effort d’abandonner notre esprit limité, notre esprit égocentré. Nous devons pour cela observer notre attente et
notre impatience, nous devons observer l’échec de notre désir à se satisfaire des formes, des résultats ordinaires. C’est dans cette usure, dans cet épuisement des ressources formelles,
tangibles, que peut s’ouvrir un espace imprévisible, intangible, insubstantiel, inconcevable, et malgré tout parfaitement reconnaissable comme notre parfaite unité.
Mercredi 07 octobre 2015
La pratique consiste à revenir aux perceptions sensorielles.
Il est difficile de ressentir quelque chose sans le nommer, de le ressentir tel que c’est. Dès que nos perceptions entrent en contact avec notre environnement, s’établissent toutes sortes de liens, toutes sortes d’associations conceptuelles, dont la plupart échappent à notre conscience du moment. Ces associations, ces liens, alimentent essentiellement l’existence, la construction d’une entité dans laquelle nous puissions nous reconnaître. Lorsque je sens l’odeur d’une fleur par exemple, la mémoire va entrer en action pour identifier la nature de la fleur et en même temps va y associer un grand nombre de données qui vont faire exister l’observateur. Ainsi, certaines qualités vont être attribuées à la perception, et dans ces qualités va pouvoir se reconnaître l’observateur que je suis. Lorsque je suis assis dans la posture, mes perceptions continuent d’être en contact avec l’environnement et le processus se poursuit. Il y a par exemple des sons qui proviennent de l’extérieur. Ces sons sont reconnus par l’observateur comme des sons qui proviennent d’une origine qui est elle aussi reconnue. En un temps très court, de l’ordre du millième de seconde, des concepts comme l’extérieur, la rue, les moteurs, les véhicules, et parfois des qualités dans le registre plaisantes ou déplaisantes se fabriquent dans la conscience sans que notre attention le repère. Le son passe de sa nature de son à l’existence d’un « je » sans la moindre conscience de ce phénomène pour nous.
De ce fait, « ce qui est » n’a pas véritablement d’existence. « Ce qui est » est déformé, interprété par l’observateur. La réalité que nous nommons comme telle, autour de nous, n’est pas la réalité mais la perception déformée de chaque observateur.
Notre pratique vise à dé-couvrir ce processus. Puisque chaque observateur est dans l’emprise de sa propre réalité, il ne peut être libre ; l’environnement ne se transformera jamais à son gré. Or la souffrance qui est la nôtre est en lien direct avec la recherche de la liberté. Nous désirons passer de la dépendance de ce qui nous affecte à l’indépendance. Pour cela nous devons passer d’un désir qui voudrait le monde à sa convenance à un désir capable de porter sur le monde tel qu’il est un regard satisfait. Cela n’est possible qu’en réalisant la véritable nature de l’observateur. Cela n’est possible qu’en revenant au corps, aux perceptions sensorielles. Il nous faut observer les processus qui régissent notre fonctionnement mental et lui assignent des limites artificielles, qui n’ont pas d’existence réelle. Pour cela l’attention est essentielle. Nous devons être attentifs d’instant en instant à ce qui se produit en nous et abandonner toute élaboration mentale de ce que nous percevons pour nous en tenir au ressenti, tel qu’il est.
Mercredi 21 octobre 2015
Lorsque nous nous asseyons pour pratiquer, nous sommes peut-être concentrés sur le fait que nous nous préparons à faire quelque chose de particulier, quelque chose de spécial. C’est vrai que la façon de nous organiser pour chaque pratique est relativement ritualisée et donne l’impression de nous livrer à une activité qui n’est pas ordinaire. D’une certaine façon elle n’est pas ordinaire et d’une autre, c’est l’inverse, c’est cette façon d’agir qui est tout à fait ordinaire, qui est tout à fait naturelle.
De la même façon, lorsque nous sommes assis et concentrés sur les perceptions, les sensations qui nous traversent, peut-être avons-nous l’impression de faire quelque chose de particulier, de spécial, d’agir de façon inhabituelle et nous devons parfois faire un effort pour ne pas nous laisser entraîner par nos habitudes ordinaires.
Ce qui nous semble ordinaire, dans notre vie quotidienne, c’est d’attribuer une qualité à nos perceptions, de penser que telle ou telle perception, ou telle ou telle sensation doit avoir pour cause ceci ou cela. Nous pensons de façon tout à fait ordinaire que telle ou telle personne a dit ceci pout telle raison, qu’elle devait éprouver ou penser ceci ou cela. Nous pensons que tels objets sont préférables à tels autres et que telle personne que nous apprécions bien, les préfère également. Nous pensons que telle perception a pour cause telle raison et que c’est anormal parce que d’habitude cela survient autrement et nous voilà partis à rechercher la cause de cette bizarrerie. Voilà en raccourci notre ordinaire de chaque instant. C’est un gigantesque échafaudage construit par les pensées, échafaudage censé nous représenter en miroir, censé façonner, au travers de tous ces raisonnements, une image de nous-mêmes. Au lieu et place du penser apparaît une image du penseur.
Lorsque nous nous asseyons pour pratiquer, nous pouvons nous concentrer sur le fait que nous nous préparons à faire quelque chose qui prend le contre-pied de toutes nos habitudes. Même si nous abordons la pratique de façon ritualisée, d’une façon qui apparaît comme particulière, en fait, nous ne faisons rien de spécial, nous ne faisons rien que nous pouvons investir comme ceci ou cela. Si nous nous appliquons à entrer dans l’espace de méditation du pied gauche, ce n’est pas parce que nous obéissons à, une règle ou que nous investissons ce geste comme positif. De même lorsque nous nous déplaçons dans cet espace. Il s’agit de réaliser cette expérience qui consiste à effectuer un acte en l’investissant totalement, sans le caractériser, sans recourir au besoin de lui attribuer une qualité. C’est en adoptant cet esprit débarrassé de tout investissement conceptuel que nous pouvons réaliser l’unité entre « quelque chose » et rien de spécial. Quelque chose est un seul aspect de la réalité, quelque chose est cet arbre que j’aime ou que je n’aime pas. Mais qu’est-ce donc que cette chose sans la présence de ce moi qui la définit ? Qu’existe-t-il sans la présence de l’observateur ?
Effectuer une action subjectivement investie et donc tout à fait particulière comme s’asseoir pour pratiquer, nous conduit à en découvrir la nature tout à fait ordinaire, la nature réelle. Cette nature réelle apparaît précisément lorsque toute qualité singulière disparaît, lorsque ce qui faisait deux se retire pour laisser apparaître l’unité.
Mercredi 4 novembre 2015
Lorsque nous sommes assis sur notre coussin, nous nous investissons totalement dans notre activité. Notre esprit est comme une braise ou un feu qui se consume ardemment. Nous pratiquons l’attention consciente de tout notre corps et de tout notre esprit.
Si nous pratiquons de cette façon, l’attention totalement investie dans notre action, alors notre pratique est juste. La pratique ne peut devenir juste avec le temps, on ne peut pas apprendre à bien pratiquer, on ne peut pas s’entraîner à pratiquer. Il suffit d’être complètement consumé dans notre activité, comme un feu qui brûle, d’instant en instant. Si nous pratiquons ainsi, il n’y a pas d’un côté la pratique et de l’autre une personne. Les deux ne font qu’un. Nous nous oublions dans la pratique de sorte que nous et elles ne font plus qu’un.
Pendant la pratique, nous nous donnons. Nous nous oublions. Nous n’essayons pas de survivre en interprétant les perceptions et les sensations qui nous traversent, nous nous laissons traverser librement, sans nous soucier de retenir ou de fixer quoi que ce soit. Cette pratique est la pratique du non-attachement, nous lâchons d’instant en instant ce qui se présente à nous sans même chercher à l’identifier. Cette pratique est la pratique de la liberté, une conscience libre est une conscience qui laisse le flot des évènements se dérouler sans y porter de qualification, sans avoir besoin d’y mettre une marque. La marque sert seulement à créer un observateur, mais chaque marque de chaque observateur ne transforme pas pour autant l’évènement en « quelque chose ». Celui-ci survient et disparaît, sans caractère propre.
En pratiquant ainsi, notre vie peut devenir plus simple, plus facile, plus légère. En pratiquant ainsi, nous mesurons mieux les problèmes que nous sommes amenés à rencontrer. Nous comprenons mieux leur nature et leur origine. Les problèmes tiennent la plupart du temps davantage leur origine de la façon dont nous apprécions ce que nous rencontrons que de leur nature propre. Les problèmes sont la plupart du temps la réalité déformée par l’observateur.
Quand nous sommes assis dans la pratique, nous reprenons notre activité fondamentale, notre activité naturelle, notre activité réelle. Faire quelque chose de cette manière correspond au fait de reprendre notre véritable action de création. Lorsque nous pratiquons ainsi aucun problème n’apparaît, l’esprit est clair et limpide. Notre confusion réapparaît lorsque nous oublions en quoi consiste notre véritable activité, lorsque nous oublions notre liberté.
Mercredi 2 décembre
« Avant notre naissance, dit Shunryu Suzuki, nous n’avions pas de sensations. Nous faisions un avec l’univers ».
Le langage ne peut pas éviter la dualité, ainsi à partir de cette formulation, nous pouvons comprendre qu’il il y a nous d’un côté et de l’autre l’univers. A partir de là, on pourrait facilement se laisser aller à imaginer qu’avant notre apparition, avant notre naissance, notre âme était liée à l’univers et que nous flottions dans un éther parfait. Ainsi dans la religion catholique il est question d’une âme qui se sépare du corps à la mort.
Ce n’est pas tout à fait ce qu’exprime l’auteur. Il veut expliquer qu’avant qu’il y ait un « nous », il y avait l’univers, comme on dirait qu’avant que cette vague apparaisse, elle était eau, une avec l’eau. Elle existait potentiellement et elle est apparue lorsque les conditions ont été présentes pour qu’elle se manifeste. Avant d’être dans la manifestation, elle était une avec l’eau, l’eau représentant ici le non manifesté. Lorsque l’on dit qu’elle était une, c’est comme si on disait qu’elle existait (potentiellement) et en même temps qu’elle n’existait pas (réellement).
Lorsque nous apparaissons, lorsque nous naissons, nous ne venons pas de rien, nous ne sortons pas du néant. Nous savons aujourd’hui mieux qu’autrefois comment l’univers fabrique la vie. Nous savons aussi que nous ne sommes pas différents de cette vie que fabrique l’univers. IL n’y a pas la vie animale d’un côté et la vie humaine de l’autre. Il y a l’Evolution du Vivant qui commence avec les étoiles. Les étoiles sont déjà du manifesté, tout comme les vagues et les galaxies, les rochers, les dinosaures, etc.
Comment de présente le non-manifesté, comment est l’univers avant de se créer ? C’est ce que nous ne savons pas et c’est ce que les savants s’évertuent à découvrir en étudiant la matière. Pendant qu’ils étudient la matière, d’autres fabriquent des engins, de autos, des fusées, ou encore s’activent simplement chaque jour à participer à la manifestation. Peut-être chacun espère-t-il par-là donner du sens à son existence, peut-être espère-t-il emplir le grand vide auquel ouvre la question « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».
Et s’il y a quelque chose, dirait-on, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’une chose ? Voilà la question que pose l’être humain depuis qu’il est apparu, depuis qu’il se pense, depuis qu’il est capable de dire « je ». Poser la question « qu’est-ce qu’une chose ? », c’est irrévocablement introduire celui qui questionne, c’est irrévocablement demander « que suis-je ? «, en tant que me pensant comme une chose ? Voyez que malgré notre entêtement à trouver cela compliqué, malgré notre refus et nos sarcasmes à l’égard de ces questions essentielles, nous ne pouvons y échapper. Si nous ne nous les posons pas, si nous refusons de les poser, ce n’est qu’en apparence, puisque chaque jour, nous courrons après des objets, en espérant qu’enfin l’un deux va nous fournir l’explication tant attendue.
« Lorsque la naissance nous a séparés de cette unité, poursuit Suzuki, alors nous avons eu la sensation. Nous avons des difficultés parce
que nous restons attachés à nos sensations ». Tant que nous ne réalisons pas que nous restons en totale unité avec l’univers, avec les objets, avec tout ce qui Est, tel que c’est, nous
demeurons dans la peur. Pratiquer c’est poser la question de notre présence sans la dualité des mots, sans la dualité des pensées qui tentent sans cesse de fabriquer un penseur. Pratiquer c’est
réaliser de l’intérieur, au-delà des mots et des pensées l’unité que nous recherchons à l’extérieur de nous, retrouver l’unité que nous croyions perdue.
Mercredi 9 décembre 2015
La question de « problème ».
Lorsque nous sommes assis, installés dans la posture, que faisons-nous au juste ? Avons-nous une idée précise sur ce que nous faisons d’instant en instant ? Que pourrions-nous répondre si quelqu’un nous questionnait à ce sujet ? Notre compréhension de la pratique peut s’exprimer à différents niveaux. Nous pourrions répondre que nous laissons passer les pensées ou bien que nous nous concentrons sur nos perceptions, ou encore que nous essayons de nous éveiller à la réalité telle qu’elle est, etc.
Il existe dans la tradition du zen des histoires qui ont traversé les époques. En voici une que rapporte Shunryu Suzuki dans son livre « Esprit zen, esprit neuf ». Un jour que Baso, qui deviendra plus tard célèbre, pratiquait près de son maître, ce dernier lui demanda -- Que fais-tu, Baso ? -- Mais, répondit celui-ci, je pratique zazen -- Pourquoi pratiques-tu zazen ? -- Pour atteindre l’éveil, pour réaliser la bouddhéité » -- A ce moment, Le maître de Baso ramassa une tuile et se mit à la polir. Au Japon, pour lui donner un beau fini, à la sortie du four, nous polissons les tuiles. Baso, interloqué, observait son maître et lui demanda -- Que faîtes-vous ? -- Je veux faire de cette tuile un joyau -- Mais comment est-ce possible demanda Baso ? -- Comment peut-on devenir un bouddha en pratiquant zazen ? Il n’y a pas de bouddhéité en dehors de ton esprit ordinaire.
La pratique est quelque chose qu’il est possible d’expliquer en utilisant les mots. Cependant bien qu’elle soit quelque chose d’explicable et de réalisable, sa nature profonde dépasse la dualité des concepts. Si nous nous en tenons, dans notre pratique, au concept d’éveil et de bouddhéité, nous pratiquons dans la dualité et nous établissons à l’intérieur de la pratique la logique de notre esprit dualiste. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre le fait de pratiquer sans but. Notre pratique est à la fois quelque chose que notre esprit dualiste peut expliquer et saisir, mais seulement en partie. A l’intérieur de la pratique, nous sommes totalement immergés dans les phénomènes qui apparaissent et disparaissent ; il n’existe aucune notion particulière, pas d’avant, pas d’après, pas de but, pas d’éveil. Il n’y a que l’instant dans lequel nous nous fondons. Lorsqu’il y a unité entre ce qui apparaît et ce qui observe, il y a seulement la Grande Activité de la Conscience Vaste. Rien ne fait obstacle.
Lorsque nous commençons à somnoler, dit Suzuki, nous nous perdons, nous retombons dans la confusion. Quand nous nous demandons « mais pourquoi mes jambes recommencent-elles à me faire mal ? », nous nous perdons également. Parce que nous nous perdons, notre problème de jambes en devient un. Il existe dès que nous le faisons apparaître. Si nous ne nous perdons pas, alors même dans les difficultés, il n’existe en réalité aucun problème véritable.
Notre existence est parfois difficile et requiert alors une observation plus approfondie. La pratique, comme extension du travail que nous réalisons pour avancer, nous invite à élargir encore notre regard sur les objets qui peuplent notre vie. Elle nous invite à embrasser les phénomènes en oubliant le caractère que nous leur attribuons, en délaissant les séparations que nous fabriquons, les jugements, les valeurs, les catégories qui nous maintiennent dans notre conditionnement.
Alors vous êtes véritablement vous, dit Suzuki. Vous êtes Un avec ce qui vous entoure. Vous êtes Bouddha et aussi ce que vous êtes pour les autres, mari épouse, fils, père, vous l’êtes bien ! C’est cela zazen.
Mercredi 16 décembre 2015
Lorsque nous sommes assis sur notre coussin, nous sommes en pleine activité. D’habitude, nous considérons l’activité comme le fait d’exécuter des tâches destinées à atteindre un but. Ici, notre activité est différente. C’est une activité centrée sur le non-faire. C’est une activité soutenue par une attitude, une disposition intérieure différente de celle que nous connaissons habituellement.
Notre activité pendant la pratique est d’abord centrée sur le corps. Nous sommes dans l’ajustement de la posture, nous sommes à chaque instant « en train » de prendre la posture. Jamais, à aucun moment, nous ne savons si nous sommes bien dans la posture, si c’est bien comme cela, la posture correcte, celle qu’il nous faut conserver. Si bien que notre esprit est dans la pleine attention, dans la pleine conscience, tout à fait éveillé. Il ne se projette pas en avant ou ne stagne pas en arrière. Notre attention devrait être comme un souffle sur une braise. Si nous concentrons de l’énergie dans notre souffle et soufflons sur une braise, celle-ci réagit et devient incandescente. Ici, nous concentrons notre énergie sur la pointe de notre attention et dirigeons cette pointe vers la posture du corps. C’est-à-dire que nous mobilisons de l’énergie, nous la dépensons, nous sommes dans ce genre d’effort.
Lorsque nous effectuons totalement et sincèrement ce genre d’effort, et que nous le soutenons, tout devient dans un ordre parfait. Nous sommes en ordre et à partir de là, le monde autour de nous est en ordre. Il n’y a pas de séparation entre nous et « autre chose » qui serait différent. Tout se fond dans la grande activité de l’esprit vaste.
D’habitude notre attitude consiste à tenter de mettre un certain ordre dans les choses autour de nous. Nous organisons les choses dans l’ordre qui semble nous convenir, convenir à nos goûts, à notre satisfaction. Aujourd’hui l’activité à laquelle nous nous livrons menace notre planète et notre existence. Pourtant, il semble difficile de la changer.
L’effort que nous demande la pratique n’est pas un effort facile. Mais il est difficile non pas parce que la posture est difficile. La posture en soi n’a aucune espèce d’importance. L’effort que nous devons fournir est difficile parce qu’il va à l’encontre de notre désir, de notre satisfaction personnelle. Il est important de voir cela clairement.
Suzuki dit : « nous devons exister ici même, maintenant même ! Quand notre propre corps et notre propre esprit sont en ordre, tout le reste existe juste où il faut, juste comme il faut ».
Il n’y a pas d’esprit différent de cet esprit à atteindre par la pratique. La pratique consiste à exister ici et maintenant totalement et pleinement. Exister de cette façon consiste à stopper notre activité habituelle, cesser de transformer les choses à l’extérieur de nous pour nous centrer vers l’intérieur. Lorsque nous nous centrons de cette façon, nous existons alors réellement et pleinement, nous rétablissons notre ordre intérieur. Cela fait, les choses deviennent alors ce qu’elles sont déjà, juste là où il faut et justes comme il faut.